Publié le samedi, 7 juin 2008 à 18h12
Bilal sur la route des clandestins de Fabrizio Gatti
Fabrizio Gatti est un vrai journaliste d’investigation, comme il n’y en a pas beaucoup. Au lieu de décrire des phénomènes dont il a entendu parler, dont il a ramassé des témoignages, il décide de vivre ce qu’il veut nous raconter.
Très sensible au respect des droits de l’homme et au drame des immigrés clandestins, il s’était déjà fait passer pour un Kosovar en Suisse et pour un Roumain à Milan afin de dénoncer le non-respect des conventions internationales et les mauvais traitements que subissent les étrangers.
Dans ce livre il va encore plus loin car il parcourt la même route que la plupart des clandestins africains de Dakar jusqu’en Libye en traversant le Niger et le désert du Ténéré un voyage bien plus éprouvant que ce qu’on peut imaginer. Mais c’est le voyage de l’espoir, car comme explique le journaliste, il faut beaucoup d’espoir, un espoir inébranlable pour endurer de telles souffrances et humiliations.
Pendant ce périple infini de Dakar à Chaffar, en Tunisie, à travers Bamako, Agadez, Dirkou et Madama, il côtoie des centaines de désespérés. Avec certains il se lie d’amitié. Il écoute leurs histoires, toutes différentes, toutes similaires et un unique but l’espoir d’une vie meilleure pour eux, pour leurs propres familles, pour leurs enfants, pour ceux qui restent. C’est justement cette raison qui pousse les gens à abandonner tout ce qu’ils ont de plus cher pour tenter l’aventure. Des vieux, des femmes, des enfants, des bébés, des jeunes… tous entassés comme du bétail dans des vieux camions ou des 4x4.
De l’autre côté Gatti met bien en lumière les enjeux économiques que représente ce flux migratoire. On peut s’enrichir avec tout genre de produits, dans notre société globalisée, toute marchandise est bonne pour gagner des sous, pecunia non olet. L’éthique n’a pas droit de séjour dans le monde de l’économie. C’est pour cela que les hommes désespérés et prêts à tout sont un excellent fond de commerce. Mais qui s’enrichit sur le dos des clandestins ? Un peu tout le monde, sauf les clandestins bien évidemment à qui on enlève tout. Les organisateurs des voyages, à tous les niveaux, du simple chauffeur de camion aux organisateurs, comme Madame Hope, que l’auteur a eu la chance de croiser à Dirkou. Mais aussi les militaires qui « prélèvent » des « taxes » à chaque passage. Ils dépouillent soigneusement tous les clandestins et ceux qui n’ont rien à donner reçoivent des coups de fouet avec des câbles électriques ou des tuyaux en plastique. Gatti a calculé que pendant son périple jusqu’à la frontière avec la Libye il y a environ 12 points de contrôles de militaires.
La plupart des clandestins lorsqu’ils ne sont qu’au début de leur voyage n’ont déjà plus rien. Ils sont stranded mot anglais qui signifie « échoué, enlisé, laissé en souffrance, dans le pétrin, en difficulté ». Souvent ils restent bloqués pendant des mois à des étapes intermédiaires. Parfois on les abandonne carrément dans le désert. Les filles sont contraintes de se prostituer pour pouvoir payer leur place sur le camion. S’ils arrivent à traverser le désert, ils ne sont pas au bout de leurs peines. Ils doivent subir les persécutions du gouvernement libyen. Depuis que le colonel Kadhafi a été « dédouané », qu’il est devenu fréquentable, un ami des Européens, les Libyens n’ont plus de comptes à rendre concernant le respect des droits de l’homme et de la légalité internationale. Les clandestins épuisés qui arrivent en Libye sont souvent tabassés, torturés avant d’être renvoyés chez eux dans des conditions inhumaines. Ils arrivent souvent déjà morts.
Et les gouvernements européens ferment les yeux. Ils ont troqué leurs valeurs contre du gaz et du pétrole. Notamment l’Italie qui a signé des accords bilatéraux avec certains états, notamment la Libye et la Tunisie. L’étranger clandestin est devenu l’ennemi numéro un des états européens qui violent régulièrement les lois internationales en matière d’accueil. L’Italie a renvoyé à plusieurs reprises des étrangers chez eux sans même prendre en considération leur demande d’asile, ce qui est formellement interdit. « Chez eux »... enfin, la plupart du temps en Libye, même des gens qui venaient d’ailleurs. Là-bas, ils subissent les pires traitements et sont souvent tués ou abandonnés dans le désert.
Le dernier exploit de Fabrizio Gatti est celui d’avoir pu rentrer dans le centre de rétention de Lampedusa. Personne auparavant n’y avait eu accès, ni journaliste, ni représentant des nations unies, uniquement une délégation de parlementaires européens dont la visite avait été soigneusement organisée, les « cages » vidées et les locaux nettoyés. Les membres du gouvernement Berlusconi avaient alors parlé d’un centre qui faisait honneur à l’Italie et dont les autres pays devaient s’inspirer. Et bien ce n’est pas du tout ce qu’a vu Fabrizio Gatti. Il a pu rentrer dans le centre en se faisant passer pour un clandestin kurde. A l’intérieur il a été témoin des abus, de la violence, de l’humiliation que subissent les étrangers.
C’est un livre courageux comme son auteur qui balaie toutes les simplifications, les raccourcis, les discours démagogiques sur l’immigration. Un document qu’il faut absolument lire et qui est tellement bien écrit qu’il se lit comme un roman. Mais, malheureusement, ce n’est pas de la fiction.