Publié le mardi, 17 février 2009 à 10h44
Così fan tutte, livret de Lorenzo Da Ponte
Mozart compose Cosi fan tutte, commande de cour pour le Burgtheater de Vienne, durant l’automne 1789, époque troublée sur le plan politique bien sûr, mais aussi personnel : son père adoré et plusieurs de ses amis viennent de mourir, ses finances sont au plus mal, sa femme, enceinte, est malade et souvent absente et sa propre santé est précaire. Mais ce sont particulièrement les questions d’amour, de mariage et de fidélité qui le hantent.
Sort de ses préoccupations et angoisses un opéra que Beethoven et Wagner trouvaient grivois si ce n’est immoral, d’autres invraisemblable ou purement bouffon quand, plus tard, Richard Strauss puis Mahler, Beecham ou Bruno Walther plaident les premiers pour une œuvre à double fond, une œuvre qui se dérobe et laisse un goût de cendres. On passe ainsi d’une vision de l’œuvre la réduisant à "une longue journée d’été passée dans un pays sans nuage sur un rivage du Sud" à une découverte grandissante des ambiguïtés de toutes sortes de l’opéra, de sa dimension "marivaldienne", des questions qu’elle pose sur la proximité infernale entre le sentiment feint et le sentiment réel, sur le trouble et la sincérité. La contradiction que semble offrir la musique abyssale face au livret un peu schématique ainsi que l’absence de repère métronométrique authentique dans laquelle baignent la plupart des chefs-d’œuvre classiques ne font que rajouter à la perte de repères où nous sommes face à Cosi fan tutte, car dans cette musique personne ne ment ni ne rit, et si l’on sourit, c’est dans les larmes. Il y a dans cette musique du Don Giovanni, de l’Idomeneo, de l’Ave Verum et même une cantate maçonnique.
L’opéra concentre l’action : tout se passe entre un petit déjeuner tardif et un souper à l’italienne, c’est dire si le temps donné est déjà un songe : foin de la pseudo vraisemblance psychologique ou du prétendu réalisme dramatique. Il s’agit, sous la baguette d’un vieux philosophe plus cruel que tendre, de plonger deux couples de fiancés dans le jeu de la tentation. Il est intéressant de noter que le sujet de Cosi fan tutte repose sur l’accord que donnent deux jeunes fiancés à un pari apparemment stupide : séduire la promise de l’autre… Il est tout aussi intéressant de noter que ce sujet provoque invariablement la curiosité irrépressible du spectateur. Le pari n’est donc pas aussi ridicule qu’il ne paraît, et le sujet de l’opéra a quelque chose d’assez excitant pour tout un chacun. En résulte une expérience diabolique menée en huis clos dont le comique ne fait qu’accentuer la violence, un rébus infernal basé sur des données mathématiques et dont la fin, sans cris, sans pathétique, laisse les cœurs broyés, les âmes révélées. C’est là que l’hypnose souterraine de Mozart commence à faire son œuvre.
Mozart et Da Ponte font ici la guerre à l’amour utopique et au sentimentalisme : le sentimentalisme consistant à nier l’ambivalence de la vie, il établit une émotion fausse, un partage au mauvais endroit, c’est-à-dire entre celui qui est sauvé et celui qui ne l’est pas. On ne peut pas aimer et sentimentaliser en même temps : l’amour, semble nous dire Mozart, c’est être aux côtés de quelqu’un qui est hors de soi. Si on sentimentalise l’autre, on le réduit à une projection de ce qui est en soi, on ne peut plus vraiment le voir.
Mozart part de ce qu’il connaît : sa faiblesse humaine, son désir que l’amour demeure, son refus de l’illusion narcissique, sa quête du don et du pardon : il faut avoir fait l’expérience de sa propre fragilité et de
celle de l’être aimé pour avancer vers l’amour fidèle. Depuis longtemps, il ne croit plus qu’un homme puisse comprendre un autre homme sans avoir connu les mêmes souffrances.
S’il y a masque ou déguisement, ce n’est jamais que pour les faire tomber et montrer, derrière le tout blanc ou le tout noir, derrière le tout bon ou le tout mauvais, le spectre de l’âme humaine. L’activité est un masque que nous utilisons pour recouvrir le vide. Mais c’est ce vide qui est intéressant, c’est dans les temps morts que l’on découvre son identité. Et le poids de la musique, qui donne la vérité intérieure, contredit à chaque note l’apparence de divertissement. On comprend mieux le sous-titre de l’œuvre : L’Ecole des amants. Le réel, c’est l’illusion de la pure vertu, le possible, c’est que le bonheur est à portée de la main pour peu qu’on y mette le prix fort.
Il faut, particulièrement avec les jeunes chanteurs, faire un effort pour s’approcher de la ligne frontière que le secret le plus intime trace autour de nous – et la violer équivaut à une autodestruction. Il faut une tentative pour que cette ligne frontière ne concerne que le secret le plus intime, tous les autres secrets qui entourent ce noyau et qui se rattachent partiellement à lui n’étant souvent que des embarras, des manquements difficilement avouables, il faut peu à peu les libérer du verdict de l’inexprimable. Il ne s’agit donc pas de mettre en œuvre une autodestruction mais une autolibération. "L’homme qui n’a pas été éprouvé n’est pas un homme sûr" (Saint Dorothée de Gaza). Il faut, avec Mozart, être intimiste en public. Mais le souvenir, pour servir, doit être refondu, et la vérité déformée. Ne chante que parce que sinon tu serais mort étouffé de ne t’être pas délivré de la parole d’un tel génie, un génie qui parle pour toi.
Yves Beaunesne, mise en scène
Informations pratiques
Athénée Théâtre Louis-Jouvet plan d'accès7 rue Boudreau – 75009 Paris (M° Opéra)
Réservation : 01 53 05 19 19
Dates : mardi 31 mars à 19h, mercredi 1, vendredi 3 et samedi 4 avril à 20h